Romain Gary, né Roman Kacew en 1914 à Vilnius (il a fait franciser son nom par la suite), est l'une des figures les plus fascinantes de la littérature française du XXe siècle. Auteur prolifique, diplomate de carrière et homme aux multiples vies, Gary a marqué les lettres françaises par son œuvre protéiforme et son style inimitable.
Mais c'est un aspect bien particulier de sa carrière qui continue de fasciner et d'intriguer : sa décision de publier sous le pseudonyme d'Émile Ajar. Pourquoi cet écrivain déjà célèbre, lauréat du prestigieux prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du ciel, a-t-il choisi de se réinventer sous une identité fictive ?

Contexte : Romain Gary, une célébrité fatiguée de son propre nom
Dans les années 1970, Romain Gary était une figure incontournable de la scène littéraire française. Il avait bâti une carrière impressionnante en publiant des romans salués par la critique et le public, tout en menant une vie publique d'intellectuel engagé.
Mais derrière cette façade de succès, Gary traversait une période de doute et de fatigue. Il exprimait une lassitude croissante vis-à-vis de son image publique, qu'il jugeait enfermante, et il se sentait limité par les attentes des critiques littéraires et des lecteurs.
La reconnaissance littéraire avait fini par devenir un piège. Le prix Goncourt, qu'il avait remporté pour Les Racines du ciel, bien qu'un honneur, avait aussi cristallisé les attentes autour de son style et de ses thématiques. Gary, homme avide de liberté, voyait dans cette situation une forme d'étouffement. À cela s'ajoutait une époque où sa carrière semblait marquer le pas. Certains critiques jugeaient ses œuvres ultérieures moins innovantes, et son style était parfois perçu comme daté ou trop classique, à une époque où la littérature subissait une révolution esthétique avec l'avènement du Nouveau Roman. 📚 Retrouvez le classement des meilleurs livres de cet auteur prolifique sur ce site.
L'invention d'Émile Ajar : une renaissance littéraire
C'est dans ce contexte que Gary décide de créer un pseudonyme : Émile Ajar. Ce nom, qui évoque une simplicité presque anonyme, va lui permettre de repartir de zéro, de s'affranchir de son passé et de ses étiquettes. Sous cette nouvelle identité, il publie en 1974 Gros-Câlin, un roman qui tranche radicalement avec le style habituel de Gary. Le livre, qui raconte l'histoire d'un homme solitaire et de son python de compagnie, se distingue par son ton décalé, son humour absurde et sa tendresse pour les marginaux. L'œuvre est un succès critique et commercial, mais personne ne soupçonne alors que l'auteur n'est autre que Romain Gary.
Gary pousse l'audace plus loin en confiant l'identité d'Émile Ajar à son neveu Paul Pavlowitch, qui devient le visage officiel du pseudonyme. Pavlowitch se prête au jeu, donne des interviews et accepte les lauriers du succès en lieu et place de Gary. Cette supercherie, savamment orchestrée, permet à Gary de rester dans l'ombre tout en observant la réception de son œuvre sous une identité nouvelle. L'expérience est un triomphe : sous le nom d'Émile Ajar, il conquiert un nouveau public et séduit une critique qui ignorait jusqu'alors que l'auteur avait déjà une longue carrière derrière lui.
Le coup de maître : le prix Goncourt pour La Vie devant soi
En 1975, Gary publie sous le nom d'Ajar son chef-d'œuvre, La Vie devant soi. Ce roman poignant raconte l'histoire de Momo, un jeune garçon d'origine arabe, et de Madame Rosa, une vieille femme juive qui l'élève dans un immeuble délabré de Belleville. L'œuvre aborde des thèmes universels comme l'amour, la tolérance et la résilience, et elle est saluée pour son humanité et son originalité. L'Académie Goncourt, séduite, décerne le prix à Émile Ajar en 1975.
Ce moment marque un tournant dans l'histoire littéraire française : Romain Gary devient le seul auteur à avoir remporté deux fois le prix Goncourt, bien que cela soit en violation des règles du prix, qui stipulent qu’un écrivain ne peut être récompensé qu’une seule fois.
Mais la supercherie reste secrète, et Gary savoure en silence cette revanche sur un milieu littéraire qu’il jugeait parfois injuste à son égard.
Les motivations profondes : au-delà du jeu littéraire
Si la décision de se faire passer pour un autre peut sembler relever d’un simple jeu d’ego ou d’un caprice, elle traduit en réalité des motivations plus profondes. D’abord, Gary cherchait à démontrer que l’œuvre d’un écrivain pouvait être jugée indépendamment de son nom ou de sa biographie. En créant Émile Ajar, il mettait à l’épreuve la capacité de la critique à reconnaître le génie littéraire, même sans le poids d’une réputation.
Ensuite, ce projet reflète la quête identitaire qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Gary. Lui-même, né dans une famille juive à Vilnius, avait changé de nom et de nationalité en devenant Français. Toute sa vie, il avait jonglé avec des identités multiples, que ce soit dans sa carrière diplomatique ou dans ses écrits. La création d’Ajar peut être vue comme une extension de cette inclination à se réinventer, à jouer avec les masques et à brouiller les pistes.
Enfin, il y avait une dimension plus intime dans cette démarche.
Gary, qui souffrait de dépression et qui se sentait vieillir, voyait dans Ajar une manière de retrouver une vitalité artistique et une fraîcheur qu’il pensait avoir perdues.
En se réinventant, il cherchait à combattre le sentiment de déclin et à prouver qu’il était encore capable d’innover.
Les conséquences de l’imposture littéraire
La supercherie orchestrée par Romain Gary a eu des répercussions bien au-delà de sa propre carrière. Sur le plan littéraire, elle a ouvert un débat sur la manière dont les œuvres sont évaluées. En se cachant derrière Émile Ajar, Gary a démontré que les critiques littéraires, souvent influencés par les noms établis, pouvaient être dupés par une nouvelle signature. Cela posait une question fondamentale : jugeait-on réellement les œuvres pour leur qualité intrinsèque, ou bien pour leur auteur et le poids de sa notoriété ?
La création d’Ajar a aussi contribué à redéfinir la notion de pseudonyme en littérature. Si de nombreux écrivains avant lui avaient utilisé des noms de plume, souvent pour des raisons sociales ou politiques (comme George Sand, femme écrivant sous un nom masculin), Gary a poussé l’idée à l’extrême, en attribuant une vie entière à son alter ego fictif.
Ajar n’était pas seulement un nom : c’était un personnage, une identité autonome, incarnée par Paul Pavlowitch dans les sphères publiques. Cette mise en scène élaborée a marqué un jalon dans l’histoire des impostures littéraires.
D’un point de vue personnel, cependant, cette double vie n’a pas été sans coût pour Gary. Le succès d’Ajar, bien qu’euphorisant, a également renforcé son sentiment d’isolement. Il ne pouvait pas revendiquer publiquement ce triomphe, et le secret pesait sur lui. Par ailleurs, son neveu Paul Pavlowitch, qui jouait le rôle d’Émile Ajar, a fini par se sentir pris au piège de cette mascarade. Les tensions entre les deux hommes se sont accrues, et leur relation s’est détériorée avec le temps.
La révélation posthume : l’ultime coup de théâtre
Romain Gary a emporté son secret jusqu’à la fin de sa vie. Le 2 décembre 1980, il se donne la mort dans son appartement parisien, laissant derrière lui une lettre d’adieu où il affirme que son acte n’a rien à voir avec « Jean Seberg », son ex-épouse décédée l’année précédente, ni avec des raisons personnelles spécifiques. Mais il laisse également un manuscrit intitulé Vie et mort d’Émile Ajar, qui sera publié peu après sa mort. Dans ce texte, il révèle la vérité : Émile Ajar, c’était lui.
La révélation fait l’effet d’une bombe dans le monde littéraire. Les critiques, les éditeurs et les lecteurs découvrent avec stupéfaction que Gary avait réussi à mystifier tout le milieu littéraire français pendant des années.
Cette confession posthume est perçue par beaucoup comme un ultime pied de nez de Gary, une manière de réaffirmer son indépendance et sa liberté face aux conventions et aux attentes.
Mais au-delà de l’anecdote, cette révélation éclaire d’un jour nouveau l’œuvre de Gary. Elle met en lumière son obsession pour les identités multiples, les masques et les faux-semblants, des thèmes récurrents dans ses romans. Elle révèle aussi une profonde mélancolie, un sentiment d’inadéquation au monde, qui transparaît dans son écriture et qui trouve son aboutissement tragique dans son suicide.
Héritage littéraire : que reste-t-il d’Émile Ajar ?
Aujourd’hui, la double identité de Romain Gary est devenue indissociable de son mythe. Loin de ternir sa réputation, l’affaire Ajar a renforcé son aura d’écrivain hors norme, capable de se réinventer et de défier les conventions. Elle a également permis de remettre en lumière des œuvres comme Gros-Câlin et La Vie devant soi, qui continuent d’être étudiées et admirées pour leur originalité et leur profondeur.
Mais l’héritage d’Ajar va au-delà de la simple anecdote. En brouillant les frontières entre l’auteur et ses pseudonymes, Gary a posé des questions essentielles sur la création littéraire : qu’est-ce qui définit un écrivain ? La signature est-elle plus importante que l’œuvre ? Peut-on vraiment se débarrasser de son passé pour se réinventer ?
Ces interrogations résonnent particulièrement dans un monde contemporain où l’identité, qu’elle soit réelle ou virtuelle, est devenue un enjeu central. À travers ses multiples vies – diplomate, aviateur, écrivain, et enfin Émile Ajar – Romain Gary a incarné une quête de liberté qui continue d’inspirer. En choisissant de se cacher derrière un nom fictif, il a prouvé qu’un écrivain peut être à la fois lui-même et un autre, et que la littérature, au fond, n’a pas de frontières.
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